Penser, c'est peser
Pour une médiologie des think tanks
Une formule elliptique définit la médiologie comme étude de l’efficacité symbolique. Quels vecteurs
matériels ou organisationnels transforment une idée en force agissante ?
Comment des signes ou mots d’une minorité sont-ils diffusés, et finissent-ils
par changer le monde (ou l’empêcher de changer) même de façon marginale ? Notre
discipline traite donc des médiations, supports physiques du message et de la
mémoire, réseaux de transmission (fonction : faire durer à travers le
temps), de communication (répandre à travers l’espace) et de
propagation (lutter contre les représentations concurrentes ne serait-ce
qu’en termes d’attention ou de temps de cerveau humain).
Autant de raisons de s’intéresser aux organisations
vouées au succès d’idées et à leurs stratégies et dispositifs. Idées est à
prendre ici au sens le plus large : concepts, croyances, représentation et
grilles d’analyse, propositions d’une certaine généralité. Ceci vaut quand les
idées impliquent prescription (il faudrait augmenter les minimums
vieillesses, il faudrait réviser notre conception du Big Bang, il faudrait
prier trois fois par jour).
Une idée est un invisible que son trajet rend visible
: elle se repère pendant qu’elle passe de tête en tête. Son succès se mesure
selon deux critères complémentaires : nombre ou qualité de ceux qui les
adoptent (ses « repreneurs") et mise en application effective.
Les deux processus ne vont pas sans altération, interprétation ou adaptation de
l’idée primitive, mais ceci est un autre sujet.
Une typologie de ces organisations s’esquisse. Ainsi
les missions (1)sont des groupes organisés matériellement (logistique,
finances, hiérarchie..) mais aussi moralement (formation spirituelle ou
idéologique des prosélytes de la foi, de la doctrine ou de la cause). Ces corps
visent à répandre un corpus de croyances et à incorporer les néophytes dans une
communauté. Corps + corpus + incorporation = croyants.
Une société de
pensée (2) telles
qu’elles apparurent à la fin du XVIII° siècle réunit dans un premier temps de
beaux esprits, gens éclairés agréés par cooptation, partageant des valeurs (la
raison, le libre examen, le progrès …). Ces producteurs ou commentateurs
d’idées jugent du monde et de la façon de l’améliorer. Ils publient, défendent
et popularisent leurs opinions tant qu’elles finissent par exercer une
influence réelle sur la politique (par exemple via les clubs de la Révolution).
Des idées et des boîtes
Des idées et des boîtes
Les think tanks - c’est de cette
institution (3), née dans le monde anglo-saxon qu’il sera question ici
- présentent des caractéristiques (4)qui devraient les distinguer d’un cabinet de
consultant, d’un groupe debrain storming, d’une commission consultative
ou prospective, d’une officine, d’un centre de recherche et développement, d’un
club, parti, syndicat, ou autre ONG, Académie, revue, chapelle d’intellectuels,
loge…. Dans les milieux dirigeants de Washington D.C. ou de Bruxelles, mais
aussi à Londres ou à Berlin, on peut se présenter comme un think tanker dans
un dîner en ville sans susciter de questions. Guère à Paris(5).
Outre-atlantique, le think tank presque
séculaire (6) correspond à une tradition quasi positiviste
(celle du « social scientist » mobilisant les sciences
humaines pour faire progresser la société). Il jouit d’une reconnaissance
sociale, médiatique, professionnelle et même fiscale, contribue à la
circulation des élites.... Aux USA ou à Bruxelles, les décideurs politiques
attendent des think tanks :
·
des informations indépendantes que ne fournissent pas
toujours les fonctionnaires,
·
une vision alternative,
·
la synthèse de données surabondantes,
·
des solutions qui recevront un bon accueil médiatique,
·
le label d’une expertise,
·
la capacité de prendre du recul et d’anticiper.
La classe politique américaine que l’on dit chez nous
pragmatique (traduisez : fermée aux choses de l’esprit) croit que les idées ont
de l’importance (ideas do matter). Un think tank peut être appelé à
juger une politique ou consulté sur un point controversé. Il contribue à «
faire l’agenda » en mettant une question où il excelle au centre du
débat.
Divers chiffrent circulent : il y aurait 3.000 think
tanks dans le monde dont au moins un tiers aux États-Unis pour les uns, plus de
mille en tout dont 300 aux USA (centres universitaires ou affiliés exclus)
selon d’autres comptabilités (7). Ces organismes dont les budgets peuvent se conter en
millions d’euros (en dizaines pour les plus riches) prolifèrent.
En France, la notion suscite soit un rejet (un
gadget pour américanolâtres), soit un effet mode qui fait que tout nouveau
groupe de réflexion cherche à se parer du label prestigieux.
Dans notre pays, mieux vaudrait parler de « Groupes de
réflexion et d’influence », terme qui passe dans l’usage . Les «GRI» français
regroupent les clubs, fondations ou centres... Certains sont liés à un parti ou
à un homme politique, comités de militants intellectuels et boîte à idée du
leader... Certains dépendent de l’État et s’apparentent à des comités
consultatifs typiques de notre « jacobinisme d’expertise». Certains créent des
liens entre des élites politiques, économiques ou universitaires. Des patrons,
des syndicalistes, des journalistes, des hauts fonctionnaires, partageant un
même souci de « modernité » ou se rattachant aux mêmes « sensibilités » s’y
retrouvent. Certains sont des réseaux sociaux avec supplément d’âme :
conférences, brochures et thèmes de réflexion. Certains sont les comités d’une
revue ou d’une collection. Certains des institutions para universitaires ou des
centres de recherche subventionnés…
Si la notion est infiniment plus molle chez nous,
think tanks et/ou GRI, elle renvoie toujours à une double notion : idées plus
influence. L’influence en question n’est pas celle d’un penseur prestigieux, ni
d’une œuvre (ou très marginalement, dans les cas de think tanks engageant des «
stars » intellectuelles) ; ce n’est pas celle d’une école en « isme » ni
l’influence sociale, au sens de minorités agissantes , dans la dialectique
entre les pouvoirs du conformisme et celle de l’innovation.
L’influence des think tanks dépend de facteurs
concrets :
-Capacité
de financement et d’organisation,
-Recrutement
(lui-même fonction d’un budget et d’une image de marque),
-Visibilité
médiatique (nombre de chercheurs sont des éditorialistes ou des habitués des
plateaux de télévision)
-Puissance
éditoriale (publish or perish !),
-Réseaux
dans l’administration (pour les commandes),
l’industrie (pour les fonds) et la classe politique et
intellectuelle (pour attirer les meilleurs et trouver des
interlocuteurs),…
Dans l’abstrait, les think tanks sont des
organisations non-lucratives, permanentes et indépendantes, spécialisées, en
situation de concurrence, produisant des idées neuves, rationnelles,
applicables. Neuves parce que le think tank est censé inventer des solutions
inédites et critiquer les anciennes. Rationnelles parce qu’il doit y parvenir
de façon objective. Applicables car destinées à inspirer les dirigeants, pas
seulement les critiquer. C’est un pouvoir intellectuel spécifique qui n’a rien
à voir avec le pouvoir des intellectuels .
Ce schéma – de la réflexion à l’inflexion – suppose un
troisième terme, la promotion. Promotion du think tank, de ses chercheurs et de
ses réseaux, de ses résultats, de ses valeurs, de son idéologie, voire
promotion du rôle des idées et des think tanks en général, tout cela demande
des médias et des médiations.
La plupart des think tanks américains accordent autant
de soin à la forme qu’à la qualité (qualité parfois relative : certains travaux
sont plutôt des commentaires d’éditorialistes ou de polémistes). Ils pensent
logo, brand et slogans.
Leur devise pourrait être : cosmétique (bien mettre en
valeur les idées), logistique (les doter des bons moyens), balistique (les
envoyer au bon endroit). Des ateliers sémantiques travaillent à formuler des
concepts, d’autres aux relations publiques. Il s’agit de relayer les idées
jusqu’à leur cible ultime : le cerveau du décideur. La fonction de traduction
est aussi cruciale que la capacité de fournir des munitions aux hommes
politiques, propositions et arguments disponibles « juste à temps ». Certains
think tanks produisent des rapports au format de thèses, d’autres des émissions
de télévision. D’autres éditent des feuillets A4, d’une longueur calculée sur
le temps de lecture d’un élu en voiture entre l’aéroport Kennedy et le
Capitole. On se doute que cela ne va pas sans simplifications.
Entre Académie et le marketing
Certains critères devraient donc caractériser think
tanks, surtout américains (référence en la matière) :
•
Professionnalisme : un chercheur ne rencontre pas ses collègues dans un
dîner-débat, ni ne verse pas de cotisation ; il n’est pas détaché par une
administration le temps d’un rapport. Il va au bureau, perçoit un salaire. Il
contribue à des propositions qui porteront le label du think tank. Il consacre
une grande part de son activité à trouver des financements. Il est spécialisé,
qui dans la politique étrangère (voire une zone géopolitique), qui dans
l’économie, le réchauffement climatique, la société de l’information… Un think
tank vaut par ses disciplines pas par ses disciples.
•
Financement : pas d’argent pas d’idées. Ce dernier provient de plusieurs
sources : produits (publications, conférences, réponses à des appels d’offre),
dons et subventions. Ces dernières peuvent être publiques, privées, provenir
d’entreprises ou de fondations mais de simples particuliers qui peuvent
contribuer dans un esprit presque militant. Aux États-Unis un article du code
fiscal rend déductible des impôts une donation à un think tank, au même titre
qu’à une organisation « philanthropique ». La pluralité des financements doit
assurer l’indépendance de cette institution à but non lucratif, qui ne dépend
ni de l’État ni de l’Université.
•
Stratégie indirecte. Un think tank ne cherche pas à conquérir le Pouvoir avec
majuscule comme un parti. Sa méthode est doublement indirecte : la
préconisation (changer la décision) est renforcée par la propagation (changer
la doxa, peser sur les idées dominantes).
• Souci
du Bien Commun. Même s’il vend des prestations, le think tank doit être au
service de valeurs universelles (un credo souvent formulé de façon vague: agir
pour la paix, améliorer les politiques économiques, sociales ou militaires,
élaborer des scénarios pour maîtriser le futur…). Cette vocation «altruiste»
lui interdit théoriquement de servir des intérêts particuliers ou de conseiller
exclusivement le Prince.
Mais cet idéal-type recouvre bien des ambiguïtés.
Sémantiques d’abord : « think tank » est une
expression d’origine militaire (un bunker où préparer les plans de bataille à
l’abri) et sa traduction est équivoque : une boîte où penser, ou bien un
réservoir où puiser des idées. Selon la métaphore choisie– concentration de
compétences ou flux d’idées depuis une source – l’accent est mis sur l’un ou
l’autre des deux temps du moteur : invention et inspiration.
Le think tank doit à la fois faire différence (meilleures
propositions que la «concurrence»), faire impression (d’où un certain marketing
des idées) et faire faire (leur mise en œuvre).
Cela soumet les chercheurs à une double contrainte. D’une part, ils font sinon de la science (un discours qui s’imposerait par la seule force de la démonstration), mais du moins se réfèrent aux critères d’une communauté d’égaux (les experts). Ils doivent poser des questions inédites, dérangeantes, rendre compte de la complexité des choses, argumenter. D’autre part, leurs « produits » ne sont destinés ni à contribuer aux progrès du Savoir pur, ni à être transmis aux générations futures par l’enseignement, ni à montrer leur belle âme d’intellectuels critiques. Leurs idées sont adaptées/adoptées par les décideurs.
Cela soumet les chercheurs à une double contrainte. D’une part, ils font sinon de la science (un discours qui s’imposerait par la seule force de la démonstration), mais du moins se réfèrent aux critères d’une communauté d’égaux (les experts). Ils doivent poser des questions inédites, dérangeantes, rendre compte de la complexité des choses, argumenter. D’autre part, leurs « produits » ne sont destinés ni à contribuer aux progrès du Savoir pur, ni à être transmis aux générations futures par l’enseignement, ni à montrer leur belle âme d’intellectuels critiques. Leurs idées sont adaptées/adoptées par les décideurs.
D’où une tension entre forme et nature des
productions. Cela renvoie pour une part à un problème classique (information
contre communication). Mais le problème tient aussi à la relation
qu’entretiennent idées, valeurs et intérêts. La fonction des think tanks est-elle
idéologique ? L’idéologie est souvent définie comme la projection de valeurs
sous forme de justifications rationnelles ou comme la traduction d’intérêts
particuliers en discours aux visées prétendument universelles.
Or les think tanks mobilisent des dispositifs au
service d’une stratégie d’action indirecte. Cela au nom de quelques postulats
implicites passablement idéologiques eux-mêmes : la science aide à mieux gérer
la société, les problèmes politiques sont des problèmes techniques, les
conflits de pouvoir peuvent êtres évités par l’accord sur de « bonnes solutions
» …
Au final, le think tank est un objet flottant dans un
triangle des Bermudes. Ses trois côtés sont constitués par
1) les groupes d’intérêt,
1) les groupes d’intérêt,
2) les sociétés de pensée
militant pour le Vrai, le Bien, le Juste et
3) les cabinets de consultants
purement techniques.
Tentés de défendre les intérêts de leur commanditaire,
de produire des projets idéaux et de fournir des réponses (problem solving),
les chercheurs se situent quelque part entre mercenaires intellectuels et Sages
éclairant la République.
Notamment aux USA, il existe des think tanks dont les
critiques contestent à juste titre:
- Le
professionnalisme (certains engagent des personnalités davantage pour leur
réputation ou leur surface médiatique que pour leur production intellectuelle)
-
L’indépendance financière (soit qu’ils dépendent de commandes étatiques, soit,
au contraire, qu’ils soient liés à de grands groupes industriels ou financiers)
- Le
caractère purement intellectuel de leur activité. Aux USA leurs chercheurs
peuvent se trouver un jour au gouvernement ou dans une agence fédérale, à un
haut poste universitaire ou dans une entreprise, retourner pantoufler dans un
think tank, et faire des allers et retours au cours d’une même carrière. Par
ailleurs, certains surtout dans le camp républicain s’affichent comme les
intellectuels organiques du parti républicain, des machines à conquérir le
pouvoir culturel qui leur échappait dans l’Université, et dans les médias
«libéraux» . Du coup, la différence entre valeurs et idées est délibérément
estompée et les réponses tendent à précéder les questions. Sur le site d’Heritage,
on peut trouver une rubrique consacrée aux bienfaits « scientifiquement prouvés
» de la chasteté , ce qui ne se rattache pas exactement à la recherche
pure.
Les think tanks états-uniens ont, du reste, une
histoire déjà longue où se distinguent classiquement trois périodes. Celle des
« universités sans étudiants » (grandes fondations d’avant-guerre), celle des
think tanks plus « techniques » dont le prototype est la Rand
Corporation
spécialisées dans des
commandes publiques après 1947 et enfin celle des think tanks militants, menant
une conquête « gramscienne » du pouvoir culturel. Les conservateurs surpassent
largement les démocrates. De 1970 à 2000 le nombre de think tanks a quadruplé
aux États-Unis, les deux tiers s’affichaient clairement à droite.
Du coup on prête aux think tanks néoconservateurs un
plan de conquête du monde par contamination idéologique. C’est une exagération
– péchant par idéalisme et conspirationnisme - d’un phénomène incontestable :
la guerre des idées menée sans complexes.
- Le
souci de l’intérêt public Quand des think tanks financés par des compagnies
pétrolières contestent le réchauffement climatique ou les diminutions de
consommation d’énergie, la question de leur désintéressement se pose. Les
propositions de politique environnementale de Property and Environment
Research Center(PERC) ou de la Foundation for Research on Economics
and the Environment (FREE) qui inspirent l’actuelle administration
soutiennent des thèses qui coïncident avec les intérêts de leurs financiers.
Dans certaines listes de think tanks, figurent avec des associations féministes
ou écologistes, la National Rifle Association ou la National
Association for the Advancement of Coloured People. Or on peut aussi douter
que la défense des possesseurs d’armes à feu ou la lutte contre les
discriminations au logement demandent des travaux si savants...
La différence entre un think tank et un lobby est
parfois problématique. En principe le second exerce une activité protégée par le
premier amendement de la Constitution à condition de ne pas recourir à la
corruption et de déclarer le nom de ses clients. Il est censé agir pour obtenir
des décisions publiques conformes aux intérêts de ses commanditaires Les
lobbyistes s’adressent aux décideurs, certes pour négocier ou solliciter
(notamment en leur rappelant que leurs mandants sont aussi des électeurs) mais
aussi pour proposer et démontrer. Ils doivent présenter de bons dossiers et
prouver que la cause qu’ils défendent ou la loi qu’ils réclament s’appuient sur
l’autorité de la science, de la raison et de l’intérêt général. Il devient
difficile de distinguer ces plaidoyers intéressés mais argumentés (les
Américains parlent alors de l’advocacy role) des « solutions » des think
tanks authentiques. Où passe la frontière entre cette rhétorique et celle du
chercheur, dont les convictions se trouvent être favorables à certaines
industries qui, par hasard, se trouvent le financer ?
Le trajet des idées
Intellectuel collectif ne vaut pas dire anonymat des
membres. L'ascendant des think tanks est lié à des noms connus .
Certes, il y des personnalités que l’on peut
soupçonner de pure figuration : le think tank qui a engagé l’ancien président
Gérald Ford ne l’a sans doute pas choisi après lecture de sa thèse de doctorat.
Mais souvent, un think tank vaut ce que valent ses vedettes, sans qu’il soit
toujours possible de distinguer leur poids comme personnes et comme membres du
collectif.
Comment séparer Alvin Toffler essayiste du chercheur
de la Rand ? Madeleine Albright ancienne Secrétaire d’État et enseignante à
l’Université de Georgetown de la chercheuse de CSIS ? Claude Bébéar président
d’Axa et président de l’Institut Montaigne ? Comment distinguer le prestige ou
les réseaux de l’ancien ministre Jacques Delors de ceux du président de Notre
Europe ?
Reste un problème de fond. L’existence d’une stratégie
d’influence n’implique pas influence effective ni vice-versa. Qu’il y ait eu
guerre en Irak ne prouve pas qu’elle ait été faite uniquement pour complaire
quinze intellectuels du PNAC (Project for a new american century), même
si certains sont devenus secrétaires d’État entre temps. Que la société du Mont
Pèlerin fondée par Hayek en 1947 ait rassemblé l’élite des économistes
antikeynesiens et essaimé des centaines d’instituts libéraux à travers le monde
ne lui vaut pas le mérite (ou la responsabilité) de la grande vague néolibérale.
Même le fait que la proposition d’un think tank
ressemble à une réforme appliquée ne démontre pas forcément un lien de
causalité. Certes, il est des cas qui ne laissent guère de doute : ainsi,
lorsque Reagan, élu en 1981, appliquait presque point par point Mandate
for leadership
programme de mille pages de
Heritage où il recrutait une partie de son équipe(11). Existe-t-il un
lien aussi simple entre la politique économique de Clinton et le Progressive
Policy Insitute ? la réforme de la sécurité sociale de G.W. Bush et
les travaux de Cato et NPCA ? le monétarisme des gouvernements
Reagan et Tatcher et le Manhattan Institute ? la doctrine
de Révolution dans les affaires militaires de l’US Army et
les travaux de la Rand ?
Pour prendre nos exemples en France, le fait que des
candidats aux élections présidentielles se soient référés en leur temps qui à
la «fracture sociale», qui à la «démocratie participative» les rattache-t-il à
certains cercles de recherche ? Jusqu’à quel point la Fondation Saint Simon qui
fonctionna de 1981 à 1999 fit-elle entrer dans le «cercle de la raison»
(d’autres disent dans la « pensée unique ») les élites françaises ? L’institut
Montaigne se félicite que « 13% de ses 400 propositions » aient été discutées
au Parlement, est-ce à dire qu’il remplace l’initiative parlementaire à hauteur
de 13% ?
Il est difficile de répondre : les réformes purement «
traçables » (celles que l’on peut rattacher de façon certaine à sa source
intellectuelle) sont rares. Il n’y a pas des idées qui seraient énoncées puis
adoptées de façon binaire. Il existe un processus de relais, négociation et
reformulation des thèmes lancés par un ou des think tanks. Donc une synergie
avec des idées dominantes et des organisations qui les défendent, un
environnement mental où elles interagissent. Les think tanks sont, par exemple,
concurrencés par les ONG (qui, elles, sont censées défendre une cause par
l’action spectaculaire sur le terrain et par l’appel moral à l’opinion). Ils le
sont aussi par des organisations dites de la société civile. Ainsi des textes
du conseil scientifique d’Attac ou un rapport d’une ONG sur le réchauffement
climatique ne diffèrent guère des travaux de think tanks ou du moins jouent le
même rôle.
En ces temps où le politique se décharge du fardeau de
la décision sur les experts et les autorités morales, les commissions ad hoc
prolifèrent. «Grand sujet de société» après problème urgent, tantôt présentant
l’état de la science, tantôt représentant « la société civile », moitié « forum
des forces vives », moitié « groupe des sages», cette adhocratie court-circuite largement la représentation nationale.
La décision politique est en quête d’un impossible consensus : l’accord de
l’Expertise (pour l’efficacité et la précaution), de la Morale (dans un
processus où le droit remplace le pouvoir) et de la Communication (les vrais
problèmes des vraies gens). Dans ce passage des démocraties d’autorité aux
démocraties d’influence, le think tank pourrait être un des formes typiques
montantes de la nouvelle « gouvernance » (12).
1) Voir Cahiers de médiologie N° 17, Fayard, 2004
2) Voir l’article sur Augustin Cochin dans Medium n° 13, 2007
3) Pour simplifier nous nous n’avons pas mis de références pour chacun des think tanks que nous citons. Mais tous possèdent des sites dont on trouvera facilement des listes comme Wheretotdoreserach. Pour l’Europe, voir ici. Il suffit de visiter le site du think tank pour y découvrir ses objectifs affichés, son budget, ses productions, le nom de ses chercheurs…
4) Voir notre définition
5)Voir le rapport Floch à l’Assemblée Nationale de 2004 téléchargeable : La présence et l’influence de la France dans les institutions européennes
6) Suivant les cas, on considère que le premier think tank fut la Société des Fabiens (Grande-Bretagne 1884) ou la fondation Carnegie (USA 1910)
7) Voir S. Boucher et M. Royo, Les think tanks Cerveaux dans la guerre des idées, Le Félin 2007. Il existe des annuaires de think tanks sur papier (comme l’Annuaire mondial des think tanks du National Institute for Research Advancement ) ou numériques et même un Observatoire Français des think tanks
8) L’expression est de P.E. Moog dans son livre très éclairant : Les clubs de réflexion et d’influence 2006-2007 L’Expansion 2006
9) Serge Moscovici, Psychologie des minorités actives PUF 1991
10) Voir idées, intérêts, influences
11) Voir D. Abelson Do Think Tanks Matter ? Assessing the impact of Public Policy. Institutes. MCGill Press 2002
12) Voir la définition de cette notion par Paul Soriano dans Medium n° 12
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